Avez-vous déjà regardé un film en streaming, déclaré vos impôts en ligne, effectué des achats sur Internet, partagé vos photos de vacances sur les réseaux sociaux ? En ce début de XXIe siècle, rien de plus normal. Les documents et données numériques qui irriguent la société depuis plus de trente ans ont engendré de profondes transformations économiques, sociales et culturelles.
Moyens de communication, commerces, services pratiques et bien culturels sont reliés au réseau et dématérialisés : c’est ce que Milad Doueihi, constatant que « notre rapport au monde et aux autres hommes, dans toutes ses dimensions » se trouve modifié, dénomme la culture numérique. Depuis les années 1970, l’imaginaire de la bibliothèque d’Alexandrie est convoqué pour rêver la mise en commun de tous les savoirs du monde : qu’il s’agisse de numériser les grands textes et les collections des bibliothèques, avec le Projet Gutenberg né en 1971 ou le projet Google Books lancé en 2006, ou de sauvegarder les contenus nativement numériques, au premier chef le web, que la fondation Internet Archive collecte depuis 1996. Les collections numériques ainsi constituées se retrouvent désormais dans les bibliothèques, les archives et les musées : peut-on dès lors parler de patrimoine numérique ?
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Mobilisation des institutions patrimoniales
Le premier indice de la naissance d’un patrimoine numérique réside dans son institutionnalisation, c’est-à-dire sa reconnaissance par des organismes publics dont le rôle est de garantir sa conservation, afin de le transmettre aux générations futures. En France, cela se traduit d’abord par une volonté politique : le 14 juillet 1988, le président François Mitterrand annonce dans une interview donnée sur le plateau de TF1 qu’il souhaite « que soient entrepris la construction et l’aménagement de […] la plus grande et de la plus moderne bibliothèque du monde » : un équipement entièrement informatisé qui mettrait la connaissance à disposition immédiate de toutes celles et ceux qui en ont besoin. Cette ambition donnera en 1997 le jour à la bibliothèque numérique Gallica, aujourd’hui riche de plusieurs millions de documents.
Celle-ci trouve son pendant au niveau européen en 2007, avec la création d’Europeana, bibliothèque numérique européenne imaginée par Jean-Noël Jeanneney en réaction au projet de numérisation de Google.
Au niveau législatif, le Code du patrimoine, qui englobait déjà la production nativement numérique au titre des archives, évolue une première fois en 1992 pour intégrer au dispositif du dépôt légal la radio, la télévision, les logiciels et les bases de données, puis à nouveau en 2006, visant cette fois les « signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature faisant l’objet d’une communication au public par voie électronique ». C’est la naissance du dépôt légal du web, assuré conjointement par la Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel.

Au niveau international, l’Unesco adopte successivement une charte en 2003 et une recommandation en 2015 pour reconnaître l’existence d’un patrimoine numérique, qui englobe à la fois les ressources créées numériquement et celles qui sont converties à partir de documents existants, et en confier la garde aux bibliothèques, archives et musées, déjà dépositaires du patrimoine écrit et artistique.
Dans le cadre du processus de patrimonialisation, cette mobilisation des institutions patrimoniales se concrétise par un certain nombre d’opérations visant à collecter, organiser, conserver sur le long terme les objets numériques, et à les rendre accessibles notamment à des fins de recherche. Mais comme l’ont déjà démontré pour d’autres objets Daniel Fabre, Nathalie Heinich ou encore Jean Davallon, ces activités techniques ne peuvent pas, à elles seules, consacrer la valeur patrimoniale de nouveaux objets. Pour faire patrimoine, ceux-ci doivent être élus par une ou plusieurs communautés qui les reconnaissent comme tels, et c’est là que l’émotion entre en jeu.
Le rôle de l’émotion
Pour Daniel Fabre, les émotions qui surgissent à chaque étape du processus de patrimonialisation contribuent à fonder la nature patrimoniale des objets qu’elles concernent. Sans l’émotion, composante du lien entre passé, présent et futur, point de patrimoine. Peut-on s’émouvoir du numérique ? La question peut paraître triviale ; elle est en réalité d’une importance capitale pour confirmer sa reconnaissance par la ou les communautés qu’il représente. En 2002, François Stasse, ancien directeur général de la BnF, n’hésitait pas à affirmer dans sa Véritable histoire de la grande bibliothèque : « à l’évidence, aucun [sentiment] ne supporterait d’être exprimé sur un écran d’ordinateur par l’entremise glaciale des livres numérisés ». Parler de patrimoine numérique implique au contraire d’admettre la possibilité d’une relation émotionnelle avec des contenus souvent considérés comme froids et sans âme, parce qu’indissociables de la machine et du calcul.
Dans le domaine du numérique, la prise de conscience de la nécessité de constituer un patrimoine passe par la crainte d’un « âge sombre numérique », auquel répond un sentiment de nostalgie lorsque les objets numériques du passé traversent l’épreuve du temps.
On peut citer pêle-mêle l’enthousiasme que suscitent les enluminures médiévales numérisées partagées sur les réseaux sociaux ; la passion des amateurs de jeux vidéo pour le rétrogaming ; la plate-forme Gifcities d’Internet Archive qui fait revivre le kitsch du web des années 1990, cette esthétique si particulière qu’Olia Lialina a baptisé le « web vernaculaire » ; l’œuvre du street-artiste Invader qui a transformé les villes du monde entier en gigantesque chasse à l’œuvre en souvenir d’un ancien jeu d’arcade ; l’exposition « Game Story » au Grand Palais en 2011-2012 qui a ouvert la voie à l’émergence de nombreux musées et expositions consacrées au jeu vidéo…
En 2023, l’annonce de la fermeture de Skyblog, la plate-forme emblématique des blogs adolescents des années 2000, illustre bien cet attachement qui contribue à élever le numérique au rang de patrimoine. Les médias couvrent largement l’événement, tandis que la BnF et l’Ina se mobilisent, en lien avec l’équipe de la radio Skyrock, pour sauvegarder les 12 millions de blogs encore en ligne. On retrouve alors, fortement intriquées, les deux clefs de l’émergence du patrimoine numérique : d’une part, son institutionnalisation par les bibliothèques et archives, d’autre part, l’émoi qu’il inspire à sa communauté d’origine.

Une relation intime au patrimoine
Mais l’émotion suscitée par le numérique ne se limite pas à la nostalgie d’une enfance perdue. Avec la miniaturisation de l’informatique depuis le Mitra15 d’Alice Recoque dans les années 1970, le numérique s’immisce dans nos sphères les plus personnelles : nos bureaux, nos foyers, puis nos poches avec le smartphone et au plus près de nos corps avec les montres connectées… facilitant de fait une relation intime au patrimoine par l’intermédiaire d’outils du quotidien : appareils photo, téléphones portables, réseaux sociaux. Au niveau individuel, l’appropriation du patrimoine passe par le partage, la réutilisation et parfois, la réinterprétation, le remixage, la réinvention.
Quand l’enjeu devient collectif, on voit émerger les communs numériques, ces ressources de la connaissance partagées librement sur Internet. Camille Paloque-Bergès emploie le terme de « communautés patrimoniales » pour désigner les collectifs qui créent, organisent, conservent et diffusent ces communs : logiciel libre ou open source, open access, contributeurs de Wikipedia. Ces communautés ne se contentent pas de consommer passivement le patrimoine numérique, mais contribuent à le constituer et à le préserver. Les émotions qui les traversent attestent de l’apparition de nouveaux lieux de mémoire : les objets patrimoniaux de la culture numérique, investis comme tout patrimoine d’une fonction symbolique de connexion entre le passé et l’avenir, ouvrant la porte d’une transmission mémorielle riche de sa diversité.
Emmanuelle Bermes est l’autrice de l’essai « De l’écran à l’émotion, Quand le numérique devient patrimoine », paru aux éditions de l’École nationale des Chartes, hors collection.
