_En résonance avec les épreuves équestres des Jeux de Paris 2024, le château de Versailles présente du 2 juillet au 3 novembre 2024 une grande exposition, la première de cette ampleur, consacrée au cheval et à la civilisation équestre en Europe.
Accompagnant les diverses évolutions de la civilisation occidentale, mais aussi son imaginaire, le cheval est, à toutes les époques, un miroir de son temps, mais aussi un double des puissants qu’il accompagne dans leur conquête du monde, faisant du roi-cavalier un héros légendaire. En rassemblant près de 300 œuvres, l’exposition permet de porter un regard neuf et global sur cet animal au statut particulier. Léa Lansade, directrice de recherche en éthologie à INRAE, est spécialiste de la cognition et des émotions animales, en particulier des chevaux. Elle nous raconte sa visite de l’exposition.
La galerie qui nous accueille donne le ton, avec des portraits monumentaux de chevaux plus grands que nature, représentés pour eux-mêmes, sans cavaliers. Ces tableaux du XVIIe siècle représentent entre autres les chevaux préférés de Charles XI de Suède. Honorés comme les « grands hommes » cette façon de magnifier les chevaux dit quelque chose de leur importance dans l’histoire, mais aussi de leur statut très particulier, de leur long compagnonnage avec les humains et de la relation privilégiée qui nous lie à eux. Déjà dans l’art pariétal, c’est l’animal qui était le plus souvent représenté par nos ancêtres !

Il existe même une forme de « culte » autour de cet animal, ce dont témoigne le superbe portrait équestre de Léoplold de Médicis (présenté très théâtralement au fond de la galerie des Glaces) par le Flamand Justus Sustermans, l’un des grands peintres de la cour de Toscane au début du XVIIe siècle (voir ci-dessous).
La toile date de 1623. La jument andalouse à la longue crinière ondulée, majestueuse et splendide, est sans conteste la protagoniste du tableau, tandis que le prince paraît minuscule et fragile sur son dos. Habituellement, les enfants posaient plutôt sur le dos d’un poney ou d’un cheval de petite taille : l’image est hors du commun. À sa mort, la crinière de la jument a été conservée précieusement dans un coffre, tandis que sa peau a été placée sur un cheval de bois. Aujourd’hui encore, ce rapport d’admiration et de culte existe toujours. Les gradins des épreuves équestres des JO que l’on aperçoit à travers les fenêtres de la galerie des Glaces nous rappelle l’histoire de Jappeloup, ce cheval champion olympique de saut d’obstacles en 1988, aujourd’hui enterré dans la propriété de son cavalier Pierre Durand et qui a fait l’objet d’un film éponyme à succès.

Ce qui me fascine dans ce portrait de Leopold de Medicis sur sa jument, mais aussi dans une très grande majorité des œuvres exposées, c’est la véracité des expressions faciales des chevaux, même si elles sont parfois exagérées pour les besoins de la dramatisation picturale.
Le réalisme anatomique est impressionnant : on peut détailler chaque groupe de tendons et de muscles. Je suis sensible à cela, car il s’agit de mon sujet de recherche actuel. En effet, le cheval a une musculature de la face quasiment aussi complexe que la nôtre, ce qui lui permet tout comme nous d’exprimer ses émotions grâce à une large gamme d’expressions faciales. Le but de nos recherches est de décrypter ces expressions pour tenter de pénétrer leur monde intérieur et de saisir la profondeur de leurs émotions. Nous nous basons pour cela sur un système appelé FACS « (Facial Action Coding System »), un outil d’observation scientifique qui permet d’identifier et de coder les mouvements de chaque muscle présent sur la tête de l’animal (« Unités d’Actions Faciales »).
Nous relions ensuite les réseaux d’activation de ces Unités d’Actions avec les différentes émotions du cheval : anticipation positive, frustration, peur, etc. Dans les portraits de chevaux présentés ici, que l’on a la chance de pouvoir observer au plus près, je retrouve une précision quasi scientifique dans les expressions des chevaux ! C’est absolument étonnant.
Les peintres, fins observateurs de l’animal
J’ai grandi avec une mère peintre, et je le vérifie devant les chefs-d’œuvre picturaux de l’exposition : les peintres sont les premiers éthologistes, par leur sensibilité particulière et leur capacité à observer finement et reproduire fidèlement les expressions animales. S’ils aiment tant peindre les chevaux, c’est aussi parce que ces derniers sont très expressifs ; et puis par leur élégance, leur esthétisme, l’harmonie de leurs proportions, ce sont de merveilleux modèles.
Si l’objectif diffère, le travail de l’éthologiste et celui du peintre reposent en partie sur le même type d’observation. J’ai d’ailleurs dans mon bureau des reproductions de peintures de Degas, Stubbs, Toulouse-Lautrec et de dessins de Léonard de Vinci qui montrent justement ces détails expressifs si caractéristiques du cheval ; ils me servent d’inspiration, par leur justesse.
Un phénomène de contagion émotionnelle
Je note aussi, dans de nombreuses représentations, à quel point les expressions des chevaux répondent en miroir à celles des humains.

C’est particulièrement le cas dans cette toile représentant la reine Vicoria inconsolable, toute de noir vêtue sur sa jument Flora à la robe de jais, dans le parc de son domaine d’Osborne. La reine éplorée est entrain de relire sa correspondance avec feu son époux, mort quelques années auparavant. Bien que l’image relève d’une mise en scène, je note un réalisme impressionnant dans le rendu des expressions faciales du cheval.
Le réseau d’activation des différentes Unités d’Action Faciales de la jument correspond à une expression bien réelle que les chevaux expriment lorsqu’ils sont dans un état particulier : l’apathie/dépression, soit la version équine de l’expression de tristesse de sa royale maîtresse ! Cette œuvre me parle car elle illustre magnifiquement nos récentes recherches sur les phénomènes de contagion émotionnelle : nous sommes en train de découvrir à quel point les chevaux sont sensibles à nos états émotionnels. Lorsque dans nos expériences, on projette des vidéos de personnes tristes aux chevaux, on observe des réactions comportementales et physiologiques instantanées, avec notamment leur rythme cardiaque qui ralentit.
Nous avons aussi montré que les chevaux sont capables de reconnaître certaines de nos émotions, simplement par l’odeur que nous émettons. Pour le démontrer, nous avons fait sentir à des chevaux des T-shirts préalablement portés par des participants qui regardaient des films d’horreur. Le comportement des chevaux était alors modifié : ils étaient plus anxieux lorsqu’ils étaient exposés aux odeurs de peur humaine. Cela montre que la transmission chimique des émotions passe la barrière des espèces. Après avoir exploré les odeurs de peur, nous travaillons actuellement sur les odeurs de tristesse. Peut-être que les résultats nous éclaireront sur ce qui a pu se jouer entre Victoria et Flora au moment où le peintre a capté leurs expressions.
Prendre en compte le bien-être animal
Un autre point qui m’a troublé lors de la visite, c’est la grande proportion d’œuvres présentant des chevaux qui ont des expressions faciales typiques de l’inconfort, de la peur ou de la douleur. C’est très net dans le célèbre tableau de Jacques Louis David (Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard) : son cheval a les yeux exorbités, les naseaux dilatés, les veines saillantes, tous les signes de la terreur sont là. C’est aussi le cas dans les images de circassiennes du début du 20es : les chevaux sont clairement dans l’inconfort.

Si on fait le parallèle avec une galerie de portraits humains, ce serait comme si on déambulait au milieu de visages crispés, désespérés ou épouvantés. De quoi se sentir mal en fin de visite ? Pas forcément, car selon une autre de nos études en cours de publication nos aptitudes pour lire les émotions des chevaux sont bien moins développées que la réciproque ! Nous sommes moins sensibles à leurs émotions qu’ils sont sensibles aux nôtres.

Cependant, même si nous ne sommes pas tous doués pour lire les émotions des animaux, la prise en compte du bien-être animal ainsi que notre représentation des chevaux ont clairement changé. Publier aujourd’hui une image de cheval effrayé ou douloureux dans la presse ou sur les réseaux sociaux suscite irrémédiablement un tollé ! Les cavaliers de haut niveau qui viendront à Versailles en sont pour la plupart bien conscients. D’ailleurs, pour la première fois dans l’histoire des Jeux olympiques, un « Horse Welfare Coordinator.) », appuyé d’une commission à laquelle je fais partie, a été nommé et est chargé de veiller au bien-être des chevaux au sein du parc de Versailles.

Beaucoup d’artistes contemporains, tels que Véronique de Saint-Vaulry, suivent cette évolution et s’attachent à représenter les chevaux avec des expressions nettement plus positives, reflétant ainsi une vision moderne et bienveillante de ces animaux. Cela en dit long sur l’évolution de la manière dont on se représente les chevaux. Aujourd’hui, ils sont associés au plaisir et au sport. Ils peuvent être de véritables athlètes, partenaires des athlètes humains, considérés et choyés comme tels.
Nous avons changé de valeurs : il n’est plus question de courage, de performance, de douleur, de contrainte ou de sacrifice – les chevaux ne sont plus des armes de guerre ou de parade. Mais il faut se rappeler que l’on a vécu avec les chevaux pendant des siècles, dans toutes les couches de la société, et qu’ils avaient alors un rôle utilitaire : pour la guerre, l’agriculture ou les déplacements. La vitrine pleine de mors à levier et d’éperons acérés qui permettaient de faire avancer de force un cheval exténué par le combat nous parait aujourd’hui barbare, mais à l’époque, c’était une question de vie ou de mort !

Les plans et maquettes des écuries royales de Versailles et d’autres royaumes européens illustrent aussi ce changement. Ces véritables palais étaient alors considérés comme le summum du luxe et du confort pour les chevaux. Or on sait aujourd’hui que ces écuries fermées ne sont finalement pas tellement adaptées au besoin des chevaux. En restreignant leurs mouvements et les contacts sociaux, elles ont des effets néfastes sur leur santé physique et mentale. Aujourd’hui, on revient en arrière et toutes les études scientifiques préconisent de lâcher les chevaux en extérieur et en groupe plutôt que de les mettre dans des écuries, aussi luxueuses soit-elles.

En tant qu’éthologiste, je suis sortie émerveillée de cette exposition : déambuler parmi cette galerie de 300 chevaux tous plus sublimes les uns que les autres est une expérience saisissante. L’acuité et la précision avec lesquelles les artistes exposés sont parvenus à capturer les émotions des chevaux rivalisent avec la rigueur scientifique à laquelle je suis coutumière. Ce parallèle entre l’œil de l’artiste et celui du chercheur illustre magnifiquement la convergence entre art et science, révélant une quête commune : comprendre ce que ressent l’autre, qu’il soit humain ou animal.