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Kamala Harris debout devant un avion, saluant de la main gauche
La vice-présidente Kamala Harris salue à son arrivée à la base aérienne d'Andrews dans le Maryland, le 27 juillet 2024. (AP Photo/Stephanie Scarbrough, Pool)

Kamala Harris utilise TikTok de manière audacieuse. Cela sera-t-il payant ?

À l’approche de l’élection présidentielle américaine, la vice-présidente Kamala Harris est déterminée à remporter l’investiture démocrate. Soutenue par le président Joe Biden et plusieurs autres bonzes démocrates, dont Hillary Clinton et Barack Obama, l’équipe de campagne de Harris a amassé plus de 200 millions de dollars US en une semaine.

L’une des stratégies pour se faire connaître et se faire « voir » par les électeurs est l’utilisation du média socionumérique TikTok. Pourtant, l’application est menacée d’interdiction sur le sol américain. Elle est déjà bloquée des téléphones des fonctionnaires de trente-neuf états.

Professeure associée et doctorante à l’École des médias de l’UQAM, j’étudie la circulation de l’information sur TikTok. Cet article examine la relation des politiciens américains avec cette plate-forme, en mettant en lumière l’utilisation audacieuse de l’équipe de campagne de Kamala Harris.

TikTok, le média socionumérique qui ne voulait pas de politique

La mission de TikTok est claire : inspirer la créativité et divertir. Sa relation avec la politique est complexe et souvent tendue, la plate-forme étant critiquée à bien des égards : propagande, désinformation, manipulation, etc. Un exemple marquant est celui des manifestations de Hongkong. En septembre 2019, TikTok a été accusée de supprimer des vidéos de protestation utilisant le mot-clic #hongkong et de limiter la visibilité de celles mentionnant #hongkongprotest. Face à ces accusations de censure, TikTok a déclaré être une plate-forme de divertissement, non un espace pour la politique, vantant un média social positif et bienveillant.

En outre, TikTok interdit la diffusion de publicités payantes à caractère politique, contrairement à des plates-formes comme Meta et X (anciennement Twitter). De plus, tous les types de contenu ne peuvent pas apparaître sur le flux « Pour toi » (FYF), alimenté par des recommandations algorithmiques. Selon les directives communautaires, certaines images sont proscrites (notamment les séquences d’événements visuellement explicites ou potentiellement éprouvantes qui doivent être visionnées dans l’intérêt public).

Ainsi, les politiciens doivent redoubler d’efforts pour que leur contenu circule sur TikTok, en portant une attention particulière à leur manière d’aborder certains sujets. Cela demande une stratégie de communication soigneusement élaborée pour naviguer dans les règles strictes de la plate-forme tout en atteignant un large public.

Les élus américains qui ne voulaient pas de TikTok

Le premier président américain désirant bannir TikTok des États-Unis est Donald Trump, en 2020, citant des risques d’espionnage. Le 23 mars 2023, Shou Zi Chew, le directeur général de TikTok, a comparu devant le Congrès américain. Lors de cette audience, les élus ont soulevé des enjeux de sécurité nationale et de protection des données personnelles des utilisateurs américains.

Cependant, en février 2024, le président Joe Biden a rejoint la plate-forme, semblant dissiper la méfiance envers TikTok. Cette accalmie a été de courte durée. En mars, la Chambre des représentants a adopté une proposition de loi visant à interdire TikTok aux États-Unis si le média social ne coupait pas ses liens avec sa maison mère, ByteDance, et, plus largement, avec la Chine. La loi a été promulguée par la Maison Blanche en avril.

Curieusement, Donald Trump, qui avait été bloqué par Meta en 2021 après l’assaut du Capitole, a changé de position en s’opposant à l’interdiction et est désormais actif sur TikTok (@realdonaldtrump). Cela dit, malgré son nombre d’abonnés plus élevé, c’est le compte de Kamala Harris (@KamalaHQ) qui fait la manchette et suscite l’intérêt depuis que Joe Biden s’est retiré de la course à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle.

Pourquoi ?

Le Project Coconut

Le compte @KamalaHQ de Harris est actif depuis son arrivée sur TikTok en février dernier. Il compte désormais plus de 350 vidéos, utilise des tendances actuelles et les codes de la plate-forme, en plus de donner la parole aux voix plus jeunes.

Harris se distingue aussi pour une autre raison. Avez-vous vu l’expression Project Coconut dans les commentaires sous les vidéos du compte @kamalaHQ et vous êtes-vous demandé ce que cela signifiait ?

Lorsqu’a émergé la possibilité que Harris se présente à la présidentielle, un mème est né d’une anecdote qu’elle avait partagée dans un discours en 2023. Dans cette histoire, elle expliquait l’importance de se voir comme partie intégrante d’une communauté plutôt que comme un individu isolé.

Ma mère nous disait parfois, en nous taquinant : je ne sais pas ce qui ne va pas avec vous, les jeunes. Vous pensez que vous êtes juste tombés d’un cocotier ? Vous existez dans le contexte de tout ce qui vous entoure et de ce qui vous a précédé.

C’est de là qu’est né le Project Coconut.

À la base du secret de la viralité en ligne, nous retrouvons le mème comme unité de mesure. Un mème peut prendre différentes formes : une vidéo, un GIF, une expression. Pour devenir viral, un mème doit posséder un fort potentiel de décontextualisation, permettant ainsi sa réutilisation et sa réappropriation.

Pensons au cas des mitaines de Bernie Sanders.

Son origine remonte à la cérémonie d’investiture du président Joe Biden le 20 janvier 2021. À cette occasion, un cliché de Bernie Sanders, sénateur du Vermont, assis seul, les bras croisés, sur une chaise pliable, vêtu d’un manteau épais et de mitaines tricotées à la main, est pris par Brendan Smialowski de l’AFP. Son apparence et sa posture ont rapidement attiré l’attention des internautes. L’image a été détournée, décontextualisée et partagée sur les médias sociaux.

Pourtant, l’ironie et l’intelligence du Project Coconut réside dans le fait que tant l’équipe de Harris que ses partisans nous imposent le contraire : un contexte.

Le contexte : la ligne directrice du succès

Bien que la référence directe au cocotier de la part du compte @KamalaHQ sur TikTok soit absente, elle est définitivement omniprésente via un autre terme : le contexte. De la simple « biographie » du profil stipulant « Providing context » en passant par chaque publication apportant un « contexte » et des informations supplémentaires, le compte martèle que nous ne vivons pas en silo. Cette approche s’oppose à l’utilisation typique de TikTok, qui est individuelle et centrée sur des préférences personnelles.

@KamalaHQ utilise la plate-forme de manière stratégique pour connecter des événements et des actions politiques à des enjeux plus larges, soulignant l’interconnexion de nos vies et des politiques publiques.

En fournissant un contexte, le compte cherche à transformer l’engagement individuel des utilisateurs en une compréhension collective plus profonde des enjeux sociétaux. Cela contraste fortement avec le compte @RealDonaldTrump offrant peu de publications et d’informations. Paradoxalement, Trump propose même de « sauver TikTok » alors que l’ancien président était le premier à vouloir l’interdire dans le pays.

En outre, il ne suffit pas d’être présent et de publier du contenu pour exploiter pleinement le potentiel de TikTok. Il est également crucial de comprendre le contexte de ce média : pourquoi il existe, comment il fonctionne et qui constitue son public.

Lorsque l’on s’intéresse à l’histoire de l’application et à la croissance de sa popularité, on se rend rapidement compte que la fascination qui l’entoure est liée à une promesse de viralité. L’article « How TikTok Holds Our Attention » de la journaliste et essayiste Jia Tolentino publié dans The New Yorker en 2019 le souligne bien : TikTok comme média socionumérique est une « énorme usine à mèmes, qui compresse le monde en boulettes de viralité et distribue ces boulettes jusqu’à ce que vous soyez rassasié ou que vous vous endormiez ».

Ainsi, en prenant compte de ce contexte, la présence des candidats aux élections présidentielles américaines est justifiable, mais surtout incontournable.

C’est d’autant plus vrai si l’on veut atteindre les nouveaux électeurs, malgré la possible interdiction à venir de l’application. Selon une enquête du Pew Research Center, approximativement six adultes Américains de moins de 30 ans sur dix (62 %) disent utiliser TikTok, contre 39 % des 30 à 49 ans, 24 % des 50 à 64 ans ainsi que 10 % des 65 ans et plus. Environ quatre utilisateurs américains de TikTok sur dix (43 %) déclarent s’y informer régulièrement.

La question maintenant reste de savoir si le succès viral du compte @KamalaHQ se traduira en votes le 5 novembre prochain.