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Une femme passe devant une affiche comportant des numéros de téléphone d'assistance aux victimes de violence domestique et indiquant « Dites non à la violence domestique ! »
Almaty, le 31 janvier 2024. Une femme passe devant une affiche comportant des numéros de téléphone d'assistance aux victimes de violence domestique et indiquant « Dites non à la violence domestique ! » D'après les chiffres officiels, plus de 400 féminicides se produisent chaque année au Kazakhstan. Ruslan Pryanikov/AFP

Kazakhstan : le féminicide qui a mobilisé la société contre les violences faites aux femmes

En novembre 2023, un crime épouvantable a bouleversé le Kazakhstan, suscitant une vive émotion à travers ce pays immense (le neuvième le plus étendu du monde) et relativement peu peuplé (20 millions d’habitants).

Saltanat Nukenova, l’épouse de Kuandyk Bishimbaev, ancien ministre de l’Économie (mai-novembre 2016), a été brutalement assassinée par son mari. Ce féminicide a non seulement révélé les sombres réalités de la violence domestique, mais il a également mis en lumière les failles du système judiciaire kazakhstanais et suscité une large mobilisation au sein d’une société en quête de justice.

Un drame national sous les projecteurs

Né en 1980, Kuandyk Bishimbaev, diplômé de deux universités kazakhstanaises et de la George Washington University (Washington, DC) effectue dans les années 2000-2010 une carrière linéaire qui le conduit jusqu’au poste de ministre de l’Économie nationale en 2016. Son ascension est cependant entachée par de graves accusations de corruption. En 2017, il est arrêté pour détournement de fonds, puis condamné à dix ans de prison en 2018. Il est toutefois été remis en liberté conditionnelle dès 2019 pour « comportement exemplaire », ce qui ne va pas sans susciter la controverse dans le pays. Peu après sa libération, il divorce d’avec sa femme Nazym Kakharman, mère de ses trois enfants, qui le décrira par la suite comme un homme maladivement jaloux et violent. En 2022, il épouse Saltanat Nukenova, de douze ans sa cadette.

Le 8 novembre 2023, une dispute éclate entre Bishimbaev et son épouse dans un restaurant d’Astana. Selon les enquêteurs, l’ex-ministre, en état d’ivresse très avancée, assène de très nombreux coups de poing et de pied à Saltanat, continuant à s’acharner sur elle même après qu’elle ait perdu connaissance. Au lieu de faire venir une ambulance, Bishimbaev contacte… une voyante, qui lui dit, au téléphone, que « tout ira bien ». Lui-même affirme avoir cru que son épouse, alors mourante, était simplement « fatiguée et ivre ». Une ambulance ne sera appelée que quelques heures plus tard. Arrivés sur place, les médecins ne peuvent que constater le décès de Saltanat des suites d’un traumatisme crânien. L’ex-ministre est immédiatement placé en détention.

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Le procès, qui a démarré en janvier 2024, a captivé le grand public, notamment parce qu’il était diffusé en direct en ligne. Les audiences ont révélé des détails choquants, notamment des vidéos montrant Bishimbaev frappant régulièrement sa femme bien avant la soirée du 8 novembre 2023. Le témoignage poignant du frère de Saltanat et les analyses d’experts médico-légaux ont encore aggravé le cas de l’assassin.

Pendant le procès, Bishimbaev a nié avoir eu l’intention de tuer sa femme. Ses avocats ont tenté de le présenter comme une victime de circonstances exceptionnelles, affirmant qu’il cherchait simplement à « calmer » Saltanat. Ils ont décrit Nukenova comme émotionnellement instable et prompte à l’agressivité. Bishimbaev a sans cesse tenté de minimiser la gravité de ses actes, affirmant ne jamais avoir réalisé la gravité des blessures infligées.

Le 13 mai, il a été condamné à 24 ans de prison pour meurtre avec actes de torture et de barbarie.

La violence contre les femmes au Kazakhstan : un problème persistant

Le cas de Saltanat Nukenova n’est malheureusement pas isolé. Au Kazakhstan, violence contre les femmes est un problème répandu, touchant tous les milieux sociaux. En 2020, environ 400 féminicides ont été recensés, la plupart liés à la violence domestique. Environ 17 à 20 % des femmes au Kazakhstan subissent des violences physiques de la part de leur partenaire, et jusqu’à 30 à 40 % ont été victimes de violence psychologique.

Le gouvernement kazakhstanais a pris des mesures législatives pour lutter contre la violence basée sur le genre, notamment avec la loi sur la prévention de la violence domestique de 2009. Cependant, l’application de ces lois reste problématique, souvent entravée par la corruption et l’impunité au sein des forces de l’ordre et du système judiciaire.

Les causes de cette violence sont multiples. Les stéréotypes culturels et sociaux jouent un rôle majeur. Traditionnellement, les femmes sont perçues comme responsables des tâches ménagères et de l’éducation des enfants, une vision qui les confine souvent à des rôles subordonnés et affecte leur participation au marché du travail et à la vie publique.

De plus, l’insuffisance de la protection juridique, la lenteur des procédures judiciaires et l’inefficacité de l’application des lois découragent les victimes de signaler les abus. La dépendance économique des femmes envers leur partenaire aggrave également leur vulnérabilité, les empêchant souvent de quitter des relations abusives.

L’action des organisations d’aide aux femmes victimes de violences domestiques

Un autre facteur est le manque de sensibilisation : de nombreuses femmes ne sont pas informées de leurs droits ou des services d’aide disponibles, et ne peuvent donc pas chercher et recevoir l’assistance nécessaire pour sortir de situations violentes.

Pour pallier ce manque de sensibilisation, plusieurs organisations travaillent sans relâche dans le pays pour aider les femmes victimes de violences. Parmi elles, les fondations Sana Sezim et Kamkorlyk offrent des services essentiels tels que des consultations juridiques, un soutien psychologique et des refuges temporaires. Ces fondations sont financées par des fonds gouvernementaux et internationaux.

Certaines organisations fonctionnent sans financement gouvernemental, reposant principalement sur des dons privés et des subventions internationales. Parmi ces organisations, NeMolchi.kz, fondée par Dina Smailova, est particulièrement notable. Cette organisation indépendante offre un soutien juridique et psychologique, mène des campagnes de sensibilisation et plaide pour des réformes législatives afin de renforcer la protection des femmes.

En raison de son activisme, Dina a été confrontée à des pressions importantes, y compris des accusations judiciaires et des menaces personnelles. En 2021, elle a fait face à des accusations liées à ses activités militantes, interprétées par beaucoup comme une tentative de la réduire au silence. En raison des menaces croissantes contre sa sécurité, elle a été contrainte de quitter le Kazakhstan. En exil, Dina poursuit son travail de sensibilisation et de soutien aux victimes.

En général, les associations et organisations d’aide aux femmes victimes de violence au Kazakhstan font face à de nombreux défis, notamment un manque de financement et de ressources, des barrières sociales et culturelles, ainsi que la corruption et l’impunité au sein des forces de l’ordre et du système judiciaire. Leur travail n’en est pas moins essentiel pour améliorer la situation des femmes dans le pays.

Une parole libérée ?

Le meurtre de Saltanat Nukenova a provoqué une onde de choc au Kazakhstan, marquant un tournant significatif dans la prise de conscience et la lutte contre les violences domestiques. Cet événement tragique a non seulement attiré l’attention du public et des médias, mais il a aussi incité de nombreuses femmes à libérer leur parole et à témoigner de leurs propres expériences de violences.

Des témoignages poignants ont émergé, y compris celui de Karina Mamash, épouse d’un ancien diplomate, Saken Mamash, qui a occupé plusieurs postes élevés dans diverses ambassades kazakhstanaises de par le monde. Pendant de nombreuses années, Karina a été victime de violences physiques et psychologiques de la part de son mari.

Un autre témoignage particulièrement marquant est celui d’Akmaral Umbetkalieva, ex-épouse de Rinat Ibragimov, akim (gouverneur) du district de Makat, dans la région d’Atyrau, qui a déclaré que pendant les onze années qu’a duré leur mariage, ce dernier s’est livré à son encontre à de multiples actes de violences et de tortures, qui lui ont causé des blessures graves, mais dont elle craignait de parler en raison de la position élevée et de l’influence de son mari.

De telles histoires sont malheureusement très nombreuses.

La réaction publique massive, incluant des protestations et des pétitions, a montré une solidarité importante avec les victimes de violences domestiques. Environ 150 000 personnes ont signé une pétition pour renforcer la protection contre la violence familiale, démontrant ainsi une prise de conscience collective et un soutien croissant aux victimes. Cette mobilisation a créé un environnement plus favorable pour les femmes souhaitant s’exprimer sans craindre le stigmate social.

Manifestation contre la violence domestique à Almaty, au Kazakhstan, le 26 novembre 2023. Sur la pancarte centrale : « Nous voulons une loi Saltanat ! Que Bichimbaev soit condamné à la peine maximale prévue par la loi ! Un homme qui bat sa femme, ce n’est pas un homme qui l’aime, c’est un homme qui finira par la tuer ! » Sur la pancarte de droite : « Non à la violence ! Prévenez vos proches, mettez fin à la violence ensemble. » Pavel Mikheyev/Shutterstock

En réponse à cette mobilisation, le gouvernement a adopté, le 15 avril, en réponse à cette mobilisation et à la médiatisation accrue de l’affaire de Saltanat Nukenova, une nouvelle loi sur la violence domestique. Cette législation prévoit des sanctions plus sévères pour les cas de préjudice grave et moyen à la santé, et la réclusion à perpétuité pour les meurtres, viols et actes de violence sexuelle contre des mineurs. Elle introduit également des sanctions pour les attouchements sexuels envers les adolescents de moins de 16 ans et pour l’incitation au suicide.

La loi, même si elle est jugée imparfaite par certaines ONG, met en place des mécanismes pour une réponse rapide aux cas de violence domestique, y compris une ligne d’assistance téléphonique offrant un soutien psychologique et juridique 24 heures sur 24. Elle garantit également l’accès à une aide juridique, sociale, médicale et psychologique fournie par l’État.

Le meurtre de Saltanat Nukenova a eu un impact profond sur la société kazakhe, contribuant à la libéralisation de la parole des femmes victimes de violences domestiques et incitant à des réformes législatives cruciales. La sensibilisation accrue, la mobilisation publique et les nouvelles lois adoptées témoignent de l’évolution des attitudes sociales et de l’engagement croissant pour protéger les droits des femmes au Kazakhstan. Mais beaucoup reste à faire.