L’été est arrivé à Montréal et la ville se piétonnise, avec ses mille terrasses, « placottoirs », haltes fraîcheur et autres installations temporaires qui permettent aux citoyens et touristes de s’approprier saisonnièrement une grande partie du territoire urbain. En convertissant un nombre toujours croissant de rues en espaces publics aménagés, la ville estivale devient une ville festive, animée et conviviale.
L’arrivée de l’été coïncide aussi avec la publication du palmarès de Time Out sur les rues les plus « cool » au monde. Montréal peut se vanter de se retrouver régulièrement sur cette liste, avec, notamment, la rue Wellington (en tête de la liste en 2022) et la Plaza Saint-Hubert (qui occupait le 27e rang de la liste en 2024). Ailleurs au Canada, l’avenue Ossington de Toronto figurait au 14e rang du palmarès en 2022 et Commercial Drive à Vancouver au 5e rang en 2024.
Mais qu’est-ce qui rend une rue « cool » ? À qui s’adresse ce genre de palmarès et quel impact peut-il avoir localement ? En tant que professeure à l’École de design de l’UQAM et doctorant en études urbaines au programme conjoint de l’INRS-UQAM, nous nous sommes penchés sur ces questions.
Des palmarès qui font rêver
Basée à Londres, Time Out est une entreprise mondiale de médias et d’hôtellerie présente sur de multiples plates-formes numériques et physiques, et spécialisée dans le tourisme urbain. Active depuis cinquante ans, elle se targue d’être « la seule marque internationale dédiée à la vie urbaine » et vise à « inspirer le voyage et à permettre aux gens de découvrir le meilleur de ce que la ville peut offrir ».
Loin de ne s’intéresser qu’aux rues dans le vent, l’entreprise publie des palmarès de tous genres. Outre sa liste annuelle des meilleures villes au monde et des quartiers branchés, elle compile les meilleures émissions de télévision de tous les temps, les meilleures chansons estivales, les meilleures formes de pâtes alimentaires, les meilleurs remèdes contre la gueule de bois, etc. Ces listes sont reprises par divers magazines de voyage, de loisir ou d’affaires.
Selon Time Out, les rues qui se retrouvent sur le palmarès des plus « cool » sont sélectionnées par un réseau mondial de journalistes, spécialisés dans les arts, la gastronomie, le voyage et le divertissement, situés dans 333 villes et 59 pays. C’est après avoir consulté des dizaines de milliers de citadins à travers le monde qu’ils dressent la liste des trente rues les plus « cool ».
La « coolitude » selon Time Out
Comme l’indique l’entreprise, les critères qui déterminent le degré de « coolitude » de ces artères incluent, entre autres, l’offre locale en termes de gastronomie, de divertissement et de vie nocturne. Elle accorde ainsi une grande importance au caractère authentique de la rue évaluée, laquelle ne doit surtout pas être classique, banale ou prévisible.
Toujours selon Time Out, la rue cool est un endroit convivial, où tout le monde se sent bienvenu et veut passer du temps. Les citadins branchés fréquentent ses divers bars, cafés et commerces indépendants plutôt que des grandes chaînes commerciales. Plus récemment, de nouveaux critères tels que les terrasses extérieures, la piétonnisation et les initiatives liées au développement durable sont aussi pris en compte. Même si elles sont dispersées à travers le monde, ces rues ont toutes à peu près le même ADN. Elles se situent généralement dans des villes qui figurent au palmarès des « top cities » de Time Out.
Ce sont aussi souvent des villes où l’entreprise a établi un de ses fameux grands « marchés » gastronomiques. À l’heure actuelle, il existe huit Time Out Markets dans le monde, soit à Lisbonne, New York, Boston, Montréal, Chicago, Dubai, Cape Town et Porto. Plusieurs autres sont à venir. On comprend ainsi que l’entreprise a un intérêt particulier à vouloir promouvoir le tourisme dans ces destinations.

Les rues qui figurent sur la liste sont des artères où sont concentrés des établissements qui apparaissent, eux aussi, sur certains palmarès : restaurants étoilés, bars clandestins, boutiques exclusives, micro-brasseries réputées, artisans-boulangers, etc. Ces destinations se situent en marge des circuits touristiques habituels, dans des territoires qui n’ont pas encore été tout à fait conquis par la gentrification.
Au départ, une élite locale d’artistes, de gastronomes, de membres de la bourgeoisie bohème, en quête d’expériences « authentiques », investissent les lieux et y côtoient les habitués du quartier, à l’abri des foules et du consumérisme de masse. Suivront ensuite les influenceurs, à l’affût de territoires inexplorés, hors des sentiers battus, qui sauront témoigner de leur cosmopolitisme, de leur audacité, discernement, et de leur propre branchitude.
Rues locales et consumérisme international
Car c’est à eux, en partie, que ces palmarès s’adressent. À une époque où les plus grands vecteurs d’influence sont les réseaux sociaux, où le succès, la réussite et la reconnaissance se mesurent en nombre de « like » ou d’abonnés, ce genre de compilations a pour cible ceux qu’on appellerait aujourd’hui les « destination influencers ».

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Les « cools streets » sont ainsi des véhicules pour le branding personnel d’influenceurs, professionnels ou occasionnels, qui sèment dans leur sillage le désir de consommer nouveauté et exclusivité. Dans notre société du spectacle et du paraître, où la mise en scène de soi est l’ultime objectif, ces instagrameurs sont en quête constante de distinction, cherchant par tous les moyens à se positionner en tant que pionnier à l’avant-garde des tendances. Motivés par le FOMO (Fear of missing out), leurs abonnés les émulent afin de nourrir leur besoin insatiable de capital de renommée (celebrity capital).
Les agences de tourisme usent ainsi de stratégies de marketing d’influence morcelée (granular content marketing en anglais) qui assurent un retour sur investissement avantageux, par rapport à une onéreuse campagne ciblée. En capitalisant sur la vaste sphère d’influence de ces faiseurs d’opinions, les entreprises médiatiques comme Time Out bénéficient de la large diffusion de leurs listes, amplifiant ainsi leur impact et confirmant leur statut de spécialistes de la ville.
Un accélérateur d’inégalités
L’engouement généré pour ces destinations est toutefois aussi fragile qu’éphémère. La « coolitude » est une denrée périssable. Une fois qu’une rue apparaît sur le palmarès, ce secret bien gardé risque de perdre de son lustre et de basculer rapidement dans le prévisible, le dépassé, le déjà vu. Le surcroît de popularité et l’arrivée massive de hordes de touristes pousseront alors l’élite au flair aiguisé à coloniser d’autres contrées dans sa quête d’exclusivité.
Mais ces incursions grandissantes dans des quartiers jadis à l’abri du consumérisme de masse risquent de déranger le fragile écosystème de ces destinations. Au final, c’est la population locale qui souffrira le plus de se retrouver sur ces listes. Cet achalandage accru peut parfois engendrer une flambée des prix et des loyers, accélérant ainsi la gentrification et la commercialisation du secteur. Les petits commerces indépendants risquent de ne pas y survivre et d’être remplacés par de grandes chaînes. Le phénomène est déjà bien visible sur la rue Wellington, deux ans après son passage au premier rang du palmarès.
Avec nos étés de plus en plus caniculaires, c’est à un autre palmarès de rues « cool » qu’on devrait s’intéresser. Créé à l’initiative de Libby Gallagher, docteure en architecture du paysage d’origine australienne, le « Cool Streets method » vise à adapter les rues de villes à travers le monde aux effets des changements climatiques par une approche citoyenne participative axée sur la réduction des ilots de chaleurs. Il existe de nombreuses autres initiatives innovantes visant à transformer les rues en espace de vie convivial, qui ne reposent pas sur la consommation. C’est ce genre de rue « cool », dont l’impact positif est non seulement plus durable, mais bénéfique pour les gens qui y vivent, qui devrait être célébré.