Depuis le 7 juillet 2024, la Ve République connaît une situation inédite : aucun parti ou coalition ne peut, au soir des élections, prétendre à l’exercice du pouvoir : le Nouveau Front populaire compte 182 sièges, la coalition Ensemble en totalise 168, le RN et ses alliés 143, et LR 46 (soulignons qu’aussi longtemps que les groupes ne sont pas formés, il ne s’agit que d’estimations).
Les exemples étrangers peuvent nous éclairer : comment la constitution d’un gouvernement se passe-t-elle lorsqu’aucune majorité claire ne se dessine à l’Assemblée ?
Le modèle du consensus allemand
En Allemagne, le mode de scrutin ne permet pratiquement jamais de dégager une majorité univoque. Cela introduit une culture du compromis et donc des alliances politiques qui dépassent les blocs de gauche et de droite comme la « grande coalition » en 2005 alliant CDU (droite), SPD (centre gauche) et FDP (libéraux) et celle de 2013 alliant CDU et SPD, reconduite en 2017.
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Le contrat de coalition qui unit alors les groupes de la nouvelle majorité est négocié après les élections et chaque groupe s’engage à voter les textes qui traduisent cet accord programmatique. Ainsi, en 2017, les négociations ont duré 171 jours, contre 3 mois en 2013 et 2 mois en 2021 pour un gouvernement conduit cette fois par le SPD et ses alliés Verts et FDP.
Ces accords, qui se déroulent en marge du droit, sont essentiels à la bonne marche des institutions. L’article 63 de la Constitution dispose en effet que le président fédéral propose un futur chancelier au Bundestag, qui doit l’élire à la majorité absolue de ses membres. En cas d’échec de cette première élection s’ouvre un délai de 14 jours à l’issue duquel le président dispose de la faculté, si aucun candidat présenté par le Bundestag ou par lui-même ne recueille cette majorité, de nommer un chancelier minoritaire ou de prononcer la dissolution afin que les électeurs dégagent une majorité plus claire.
Si les partis ne se mettent pas d’accord en amont pour envoyer un candidat assuré de réunir sur son nom la majorité absolue des députés, ils encourent le risque de la dissolution. Et le président, se soumettant aux règles non écrites du régime parlementaire, a toujours attendu cette proposition. La Constitution française est à dessein plus elliptique : « Le Président de la République nomme le Premier ministre. » En faisant de la nomination du chef de gouvernement la prérogative du seul chef de l’État, la Constitution renforce les pouvoirs de ce dernier au-delà du rôle d’arbitre consacré par les Constitutions étrangères qui, au contraire, ont cherché à limiter ses pouvoirs.
En Pologne, le président vient d’échouer à imposer sa volonté à l’Assemblée
La Constitution polonaise prévoit ainsi une procédure où les délais s’imposent également au président. L’article 54 lui permet de nommer le chef de gouvernement dans les 14 jours suivant l’élection de la nouvelle Diète ou de la démission du gouvernement précédent, mais il impose aussi à ce dernier de recueillir la confiance de la Diète pour commencer à gouverner (également dans un délai de 14 jours).
Là encore, les règles non écrites imposent au président de sonder l’Assemblée pour choisir le chef de gouvernement qui aura le plus de chances de convenir à la Diète. Si le candidat présidentiel ne convient pas à l’Assemblée, celle-ci dispose, toujours dans un délai de 14 jours, du pouvoir d’élire son propre candidat. Sa confiance est accordée à la majorité absolue des voix, étant entendu alors que la moitié des députés doivent être présents pour valider le vote. En cas d’échec, le président retrouve son pouvoir d’appréciation, mais il ne peut imposer son candidat à la Chambre puisque cette dernière peut encore lui refuser sa confiance.
Dans ce cas, le président peut, comme en Allemagne, prononcer la dissolution. Comme en Allemagne, la Constitution prévoit de nombreuses alternatives, parce que le mode de scrutin peut ne pas dégager de majorité univoque au soir des élections. Parce qu’il est un arbitre, le président a la charge de sonder l’Assemblée, à travers notamment la consultation des présidents des Chambres et des chefs de groupes, pour nommer un chef de gouvernement qui conviendra à la majorité. Mais parce que l’arbitre peut mal apprécier la situation, la Constitution permet à la Diète de refuser un gouvernement et de choisir son propre chef de gouvernement.
C’est ce qui s’est passé en 2023. Le président conservateur Andrzej Duda a choisi d’appeler à la tête du gouvernement le leader du PiS, groupe le plus important de la Diète, non soutenu par la coalition victorieuse. La confiance lui a donc été refusée et la Diète a pu élire Donald Tusk. Le président ne pouvait alors refuser de nommer un chef de gouvernement ne partageant pas ses vues.
En France, la Constitution prévoit bien des procédures permettant au gouvernement d’aller chercher la confiance de l’Assemblée, mais aucune ne permet à celle-ci d’imposer son choix au président qui, seul, conserve le pouvoir de nommer le premier ministre. La Constitution française ne connaît ainsi pas la motion de censure constructive. Certes, cette motion est plus difficile à adopter, l’Assemblée devant construire une majorité alternative pour renverser le gouvernement en place. Mais elle permet à l’Assemblée d’imposer son choix au chef de l’État.
Les cas spécifiques des monarchies parlementaires
La Suède, à l’opposé, offre à l’Assemblée (Riksdag) la maîtrise de la désignation du chef de gouvernement. La Constitution confie au président du Riksdag le pouvoir de désigner le premier ministre. Elle lui impose de consulter les groupes parlementaires et les vice-présidents de l’Assemblée avant de proposer un candidat. Si celui-ci ne totalise pas contre lui les suffrages de la moitié des députés, il est nommé par le président du Riksdag. La Constitution ne laisse donc aucune place au chef d’État – héréditaire – dans la procédure de désignation du chef de gouvernement.
D’autres exemples illustrent le faible pouvoir du chef d’un État monarchique dans la procédure de nomination du premier ministre. C’est le cas de la Belgique, évoqué ces derniers jours puisque les transitions peuvent s’y étendre sur plus d’une année (541 jours après les élections de 2010). La procédure est rodée : après des élections qui ne permettent pas de désigner une majorité univoque (le pays a connu des coalitions réunissant jusqu’à sept partis !), le roi désigne un informateur chargé de sonder la Chambre pour savoir quels partis peuvent constituer une coalition.
S’il parvient à dégager une combinaison, un formateur est ensuite désigné afin d’élaborer avec ses partenaires un accord formalisant le programme du gouvernement et répartissant les postes ministériels. La succession des informateurs et formateurs rend les délais extensibles, d’autant que la Constitution ne fixe aucun cadre temporel. Celle-ci se contente d’indiquer « le Roi nomme et révoque ses ministres. »
La formulation est très proche de celle consacrée par l’article 8 de notre Constitution. L’absence de délai, tout comme l’absence de culture de compromis, pourrait laisser craindre que la France suive le chemin belge. Celui-ci pourrait être instructif, la désignation d’informateurs puis de formateurs pouvant se révéler un bon moyen de déterminer les contours d’une coalition gouvernementale.
Quelles leçons pour la France ?
Cela ne semble pas être l’option retenue par Emmanuel Macron qui, à travers sa lettre aux Français du 10 juillet tente de réaffirmer son rôle central, alors que les élections ne lui ont pas permis de conserver sa majorité, déjà relative, à l’Assemblée. Sans doute mènera-t-il les consultations d’usage, lui qui s’est déjà entretenu avec le président du Sénat, le président de l’Assemblée ne devant être désigné que le 18 juillet.
Cette élection devait permettre au président d’en savoir plus sur l’état de la large coalition républicaine qu’il appelle de ses vœux. Elle permettra peut-être également à l’Assemblée de reprendre la main alors que la Constitution écrite ne lui est d’aucun secours et que les procédures étrangères, qui consacrent un chef d’État effacé, sont inadaptées aux institutions françaises. Celles-ci font du président le maître des horloges et du jeu institutionnel. Plus encore face à une assemblée divisée. Ce dont il a bien pris la mesure lorsqu’il affirme dans sa lettre du 10 juillet : « C’est à la lumière de ces principes que je déciderai de la nomination du premier ministre ».
Il outrepasse ainsi les principes non écrits du régime parlementaire, sans pour autant contredire le texte constitutionnel. Toutefois, si le président entend guider le travail de constitution d’une majorité, il ne saurait s’immiscer jusqu’à refuser de nommer le premier ministre qui serait désigné par une coalition regroupant une majorité absolue de députés, et cela même si les contours de cette majorité ne lui conviennent pas. Son pouvoir d’arbitre ne s’étend pas jusque-là. L’exemple polonais nous l’a enseigné, autant que les précédentes cohabitations.